Sous l’impulsion de la digue infranchissable Attouga et de l’artiste Tahar Chaïbi, le Club Africain des années 1960-1970 tutoya les cieux. Taoufik Klibi eut sa part de cette fabuleuse razzia avec onze titres en une décennie de carrière. Seul Attouga a fait mieux au niveau du palmarès, glissera-t-il avec beaucoup de fierté. Latéral gauche à la vocation offensive très prononcée, il a montré le chemin à ses successeurs au poste, Gouchi et Moussa. «Au CA, j’ai complété mon éducation, reconnaît-il. Le club de Bab Jedid m’a permis d’éviter la délinquance et les mauvaises fréquentations. En fait, il n’y a pas mieux que le sport pour échapper aux tentations destructrices».
Taoufik Klibi, tout d’abord, pourquoi appelle-t-on votre génération au Club Africain les «Fabio-Boys» ?
Parce que nous avons été tous formés, encadrés, couvés et lancés dans le grand bain par l’immortel Fabio Roccheggiani, notre entraîneur italien, qui a profondément marqué l’histoire du CA. Il y a exercé de 1958 jusqu’à sa mort, en 1967. C’était un second père pour nous tous. Je crois que c’est le technicien le plus important de l’histoire du club. Nous lui devons tout ce que nous étions devenus. Il était là au Parc du matin au soir à entraîner toutes les catégories. Il faut dire que, jadis, le travail de l’entraîneur des seniors ne s’arrêtait pas à cette seule catégorie. Fabio a laissé un trésor, une équipe complète et homogène, du gardien jusqu’à l’avant-centre. Un bel héritage qui allait servir pour les dix ou quinze années suivantes.
Comment était le personnage ?
Très calme, serein et avant-gardiste. C’est le genre de précurseur qui a dix ans d’avance sur les entraîneurs de sa génération. Imaginez qu’à chaque édition de coupe du monde, il partait dans le pays qui abrite l’événement planétaire pour suivre sur place les matches et découvrir les grandes évolutions tactiques.
De qui se composait cette bande des «Fabio-Boys» ?
Fabio a accompagné Tahar Chaïbi, Attouga, Youssef El Khal et moi-même des minimes jusqu’aux seniors. En débarquant parmi l’équipe fanion, il y avait déjà les Mahmoud Baladia, Jalloul Chaâoua, Amor Amri, Larbi Touati, Mohamed Salah Jedidi, Rachid Troudi… Il y aura par la suite Mohamed Bennour, Abderrahmane Rahmouni, Salah Chaâoua… Vous savez, dix ans d’exercice dans un même club, ça marque profondément les esprits.
En ce triste 25 avril 1967, Fabio est décédé alors qu’il était toujours entraîneur du club. Comment l’avez-vous appris ?
Nous étions alors à la caserne du Bardo où nous passions notre service militaire. Younès Chetali, qui était chargé du Centre, nous a appelés pour nous apprendre la triste nouvelle. Cela a été un choc terrible. Nous étions tous tombés par terre, nos jambes ne tenaient plus. Cette semaine-là, Fabio préparait la demi-finale retour de la coupe de Tunisie contre le Stade Tunisien. Vingt jours plus tôt, nous avions remporté la manche aller (1-0). Malgré la tristesse et la désolation, nous avons gagné le match retour (2-1) pour honorer la mémoire de Fabio. Nous avons remporté cette année-là le premier doublé du club: le championnat avec 8 points d’avance sur l’Etoile du Sahel, et la coupe après avoir battu en finale l’ESS (2-0) après prolongations grâce à un doublé de Salah Chaâoua.
Cette année-là, un autre Italien terminera la saison à la tête du CA avant de voir l’Autrichien Ernst Melchior prendre les rênes techniques la saison suivante. Vint par la suite André Nagy pour son premier passage au Parc A (1969-1971). Quel genre de rapports avez-vous eu avec lui ?
Nettement plus tendus. Je suis connu pour être un joueur très sérieux. Seulement, je n’aime pas trop le travail physique et les courses. Je deviens grognon dès qu’il y a un important travail physique à effectuer. Cela a fini par déplaire à Nagy qui m’appela et me demanda pourquoi j’agissais de la sorte. Je lui répondis que si je ne grognais pas, je ne réussirai jamais à bien m’entraîner… Une autre fois, il me lance en plein entraînement un mot qui me déplaît. Le lendemain, je ne vais pas m’entraîner. Le jour suivant, je le rencontre en train de me chercher à Bab Bhar. Malgré sa rigidité et tous ses défauts, il sait aller à votre rencontre quand il sent qu’il a commis une gaffe, qu’il a été injuste.
Est-ce à dire que vos liens avec Fabio étaient plus forts ?
Naturellement. Il ne faut pas oublier que nous avons grandi avec Fabio. Pourtant, Nagy sait également se montrer pragmatique et réaliste. Lors d’une saison où le CA ne joue plus pour le championnat, ce qui nous rend beaucoup moins sérieux et engagés aux entraînements, il me dit : «Klibi, sais-tu que tu es toujours titulaire alors que tu n’a plus ta place dans l’équipe?». Je lui réponds : «Je le sais parfaitement». Il renchérit : «Je ne veux pas te leurrer. Le jour où l’équipe prend un but, tu ne seras plus titularisé. Heureusement que la défense tient toujours la route !».
Néanmoins, ce ne sera pas sous le règne de Nagy que vous alliez raccrocher ?
Non, ce sera avec Jamaleddine Bouabsa. Mon dernier match a coïncidé avec la finale de la coupe de Tunisie le 17 juin 1973 remportée devant l’Avenir Sportif de La Marsa (1-0), but de Moncef Khouini. Gouchi a joué une mi-temps, et moi la seconde. La saison suivante, c’est au tour de Mohamed Naouali dit Gouchi d’occuper ce poste. Un très grand latéral qui a raté une carrière flamboyante à cause d’un train de vie difficilement compatible avec le sport. Je suis vraiment triste pour lui. Il aurait pu aller très très loin.
Quel est votre meilleur souvenir ?
Notre première coupe de Tunisie, le 6 juin 1965 contre l’AS Marsa. Il a fallu disputer deux éditions. Tahar Chaïbi a été l’auteur du doublé lors de la seconde manche (2-1). Il y a aussi la coupe gagnée le 13 juillet 1969 face à l’Espérance Sportive de Tunis renforcée par Noureddine Diwa (2-0), buts de Abderrahmane et Chaïbi.
Justement, comment était le derby tunisois ?
Une lutte sans merci entre grands copains. On s’y préparait comme des dingues. Au lieu de donner 70%, nous étions condamnés à donner 100%.
Et votre plus mauvais souvenir ?
Notre élimination surprise le 21 février 1971 dès les huitièmes de finale de la coupe sur la pelouse en terre battue d’El Makarem de Mahdia (1-0). Les conditions de jeu étaient terribles avec un vent tourbillonnant.
Vous avez donné une autre dimension à votre rôle, celui d’un latéral volant et très offensif ?
Tout comme le joueur de l’Union Sportive Monastirienne, Mahfoudh Benzarti, j’ai commencé à apporter un surcroît de contribution offensive à notre travail de latéral. Que de passes décisives ai-je donné à Mohamed Salah Jedidi et Moncef Khouini, nos avants-centres ! Par exemple, lors de notre victoire 4-2 contre le ST en demi-finales de la coupe de Tunisie 1968-1969, j’ai donné deux passes décisives. Deux centrages très précis.
A votre avis, quels sont les meilleurs latéraux gauches de l’histoire de notre football ?
Amri Malki, Nouri Hafsi, Taieb Jebali, Moncef Melliti et Ali Kaâbi. Aujourd’hui, Ali Maâloul.
Quelles sont les qualités d’un bon latéral ?
Il doit être rapide et bon technicien, bon passeur et centreur. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’avant tout, son travail de base est à 70% à vocation défensive.
Vous méfiiez-vous d’un ailier particulier ?
Abdelmajid Ben Mrad, surtout. Tahar Aniba (ASM), Aleya Sassi (CSS) et Ezeddine Chakroun (SRS) n’étaient pas mal, non plus.
Quels furent vos entraîneurs ?
Fabio, André Nagy, Rossellini, Melchior, Skander Medelgi, Jamaleddine Bouabsa et Hmid Dhib. Le meilleur, c’est Fabio, suivi de Nagy.
A votre avis, quel est le meilleur joueur tunisien de tous les temps ?
Tahar Chaïbi, incontestablement. Un footballeur complet : technique, rapidité, détente, tir… Il a eu plusieurs offres de l’étranger. A l’époque, il aurait pu réussir dans le foot pro européen.
Quelle est la part prise par Attouga dans l’hégémonie imposée par le CA ?
Capitale. Les attaquants adverses racontent souvent qu’une fois devant Attouga, ils ne voient plus la cage et perdent énormément de leur lucidité. Sadok Sassi sait cadenasser ses buts à double tour.
Les joueurs les plus proches de vous ?
Tahar Chaïbi et Salah Chaâoua. On se fréquentait également en dehors du terrain.
Un motif de fierté ?
Il n’y a pas beaucoup de joueurs à avoir remporté en dix ans de carrière onze titres entre championnats et coupes de Tunisie, en plus d’une coupe maghrébine. Seul Attouga, qui a continué à jouer après moi, a fait mieux.
Que représente le CA dans votre vie ?
Une seconde famille. L’association sportive joue un rôle éducatif. Au CA, j’ai complété mon éducation. Il m’a permis d’éviter la délinquance et les mauvaises fréquentations. Il n’y a pas mieux que le sport pour échapper aux tentations destructrices. Le CA m’a également donné un boulot : d’abord dans une société de marbre, puis dans une banque où j’ai travaillé 35 ans. C’est notre président Azouz Lasram qui m’y a intégré. Il est vrai que, de notre temps, il était impossible de concilier sport et études. Les jeunes devaient s’entraîner à 14h00. Non, je ne regrette pas d’avoir privilégié le foot.
Comment réagissaient vos parents ?
Au fait, je viens d’une famille sportive. En 1958, quand j’ai arrêté mes études, j’étais resté longtemps à cacher cette décision à mon père. Par la suite, il venait souvent au petit stade près du TGM suivre les séances d’entraînement auxquelles je prenais part. Espérantiste pur et dur, il se mêlait pourtant aux supporters clubistes rien que pour voir son enfant s’entraîner. Il a longtemps travaillé au service du protocole du ministère de la Jeunesse et des Sports.
Malheureusement, sa folle passion pour l’Espérance allait le tuer. Le 20 mai 1980, il a été terrassé par une crise cardiaque alors qu’il suivait le match EST-CSHL (1-1) à El Menzah. Abdelmajid Gobantini venait de rater un penalty. On l’a transporté à l’hôpital où il a rendu l’âme. C’était en fait sa troisième attaque cardiaque, celle qui lui porta le coup de grâce. Au départ, il était un adjudant dans la cour de Moncef Bey, à La Marsa. Avec l’arrivée de Lamine Bey, notre famille s’était installée à Bab Souika, rue Ben Dhiaf.
Espérantiste, comment vous a-t-il laissé signer au CA ?
Oui, il était espérantiste jusqu’à la moelle. Nous avions une équipe appartenant à la cellule destourienne de la Rue du Pacha. Mahmoud Berrezouga en était l’entraîneur. J’ai participé à la coupe Hedi Chaker et j’ai été le meilleur de mon équipe. En 1958, Berrezouga me porte au Club Africain, et c’est l’incontournable chasseur de jeunes talents Azouz Denguir qui me fait signer.
Avez-vous toujours été latéral gauche ?
Non, toute ma carrière dans les catégories des jeunes, j’étais milieu de terrain. Mais Fabio me convoqua en 1963-64 pour jouer contre le Club Sportif Sfaxien alors que j’étais encore junior. Pour mon premier match, je devais avoir à faire à l’insaisissable ailier droit du CSS, Aleya Sassi, qui faisait des miracles en équipe nationale. J’ai rappelé à Fabio, qui voulait m’aligner côté gauche de la défense, que je n’avais jamais évolué à ce poste. Il m’a répondu: «Cela ne fait rien, j’en suis sûr, tu t’en sortiras !».
Quel a été votre sentiment lors de ce délicat baptême du feu ?
Je ne sais plus comment cela s’était passé tellement j’avais peur. Pourtant, je refusais catégoriquement d’évoluer là où Fabio me demandait de le faire. Lors de la réunion technique au local de Bab Jedid, à un certain moment, découragé, j’ai pris mon sac pour m’en aller. Eh bien, je n’allais plus quitter ce poste, sauf pour jouer occasionnellement côté droit de la défense. Même si je joue des deux pieds, je suis à l’origine droitier.
Des regrets par rapport à une carrière internationale en dents de scie ?
On jouait alors très peu de matches en sélection. Et puis, je n’avais pas suffisamment de motivation en allant en sélection parce que le courant ne passait pas avec les sélectionneurs Mokhtar Ben Nacef, Radojica Radojicic ou Sereta Begovic. Malgré tout, j’ai été convoqué en sélection une bonne dizaine de rencontres, toutes amicales: contre Lazio Rome, Venise, la Palestine, le Congo, le Cameroun, la Turquie, une équipe bulgare…
Quel autre domaine auriez-vous aimé suivre si vous n’étiez pas dans le foot ?
Je n’étais passionné que par le foot. Nous jouions à Bab Souika, Rue du Pacha et rue Ben Dhiaf, près du bureau de l’avocat Habib Bourguiba. Le Stadiste Ezedddine Bazdah jouait au quartier avec moi.
En raccrochant, vous avez mené une petite carrière d’entraîneur…
A partir de 1974-75 et durant une bonne vingtaine d’années, j’ai entraîné toutes les catégories des jeunes au CA, y compris l’Académie. J’ai contribué à la formation de Slim Ben Othmane, Khaled Fadhel, Mohamed Hedi Abdelhak, les frères Sellimi, les frères Rouissi, Bassem Mehri, les frères Touati, Khaled Saidi, Lotfi Mhaissi… Je leur disais avant un match: «Eclatez-vous, et faites-vous plaisir ! Si l’on perd, c’est moi qui en assume la responsabilité». En effet, dans mon esprit, le résultat passe au second plan.
Qu’est-ce qui a changé dans le foot d’aujourd’hui ?
La mentalité, les bonnes manières qui ont disparu, l’argent qui a pollué ce jeu. On recrute à l’étranger des joueurs dont une bonne partie ne valent pas grand-chose.
A présent, les parents font la loi. Ils sont capables d’imposer un joueur moyen à un entraîneur pour la simple raison qu’ils ont les moyens d’aider le club financièrement.
Que vous a donné le foot ?
L’amour des gens. On s’en rend compte surtout quand on raccroche. On me dit qu’on appréciait surtout mon sérieux et mon engagement.
Parlez-nous de votre famille ?
J’ai épousé Habiba en 1975. Nous avons trois enfants : Mourad, qui exerce dans l’informatique au Canada, Malek, cadre dans une société française, et Wahid, commerçant.
Quels sont vos hobbies ?
A la télé, je regarde les matches du Real, mon club préféré. En plus des films policiers, j’aime regarder sans m’ennuyer les séries «Choufli Hal» et «Nsibti Laâziza».
Enfin, une pensée particulière ?
Elle va à notre ancien coéquipier Ezeddine Belhassine, décédé dans sa chambre la veille de notre victoire (2-0) contre les Algériens de la Jeunesse Sportive de Kabylie. Il a été ravi à la fleur de l’âge alors qu’il était avec nous à Alger pour les besoins de la coupe maghrébine des clubs.
Il poursuivait ses études aux Etats-Unis. En rentrant en Tunisie, André Nagy lui dit qu’il a pris du poids. Il se met alors à déployer un effort surhumain pour perdre des kilos : saunas, longues courses… Peut-être cela a-t-il été fatal pour son cœur. Ce pivot était d’une incroyable gentillesse.
Mes pensées vont également vers tous les joueurs qui ont beaucoup donné à mon club et qui ne sont plus aujourd’hui de ce monde.